complément de biographie

On me demande souvent une biographie et toujours je suis embarrassé et ne livre que des informations dont je sais bien qu’elles n’ont aucune utilité pour celui qui veut connaître l’écrivain autrement que par ses textes. Et qu’elles ne servent en rien à pénétrer plus profond dans ces textes. Il faut longtemps, toute une vie sans doute, pour comprendre ce qui a été essentiel dans une existence et qui peut-être l’a entièrement modelée. Je viens de percevoir pour la mienne quelque chose que je soupçonnais depuis quelque temps et qui m’apparaît maintenant comme une évidence. Quand je suis né, en 1939, aucun de mes arrière-grands-parents n’avait encore d’arrière-petit-enfant. Je fus le premier à naître à une époque de grande instabilité politique et sociale. C’est dire si ne me manquèrent pas les grands-mères, grands-pères, oncles, tantes, cousins, cousines, et, plus que pour d’autres, grands-oncles et grands-tantes, tous charmés apparemment de ce petit garçon qui débouchait dans une famille vieillissante et tous prêts à en faire un héros. Mais on ne me gâta pas comme on gâte les enfants maintenant ; sans doute parce que la guerre arriva vite et que la vie matérielle s’en trouva difficile. Cependant, on me nourrit de tendresse comme on gave de bonbons. J’en fus heureux comme il est difficile de l’imaginer. Cela aurait pu donner vie à un être insupportable (que je suis peut-être). Le résultat fut tout autre : je commençais à peine à marcher que commencèrent à disparaître ceux dont l’affection m’était si indispensable. A la fin de mon adolescence, les choses se précipitèrent. Adulte, je pouvais déjà faire le compte des précieux qui avaient cessé de vivre. Il en restait néanmoins autant que les doigts de mes deux mains. Assez pour me faire croire que la tendresse était éternelle. Ils finirent hélas par disparaître tous. C’est alors peut-être que j’ai commencé à vieillir. La seule survie possible était de quitter ces terres où avait eu lieu le massacre. Pas vraiment l’homme des cimetières, je ne pourrais survivre qu’en fuyant et en renaissant ailleurs, différemment. Il me semble que tout le reste de ma biographie est sans le moindre intérêt.

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4 Réponses to “complément de biographie”

  1. machinn Says:

    C’est extrêmement touchant ce que vous nous confiez-là. Merci.

  2. Jea Says:

    Impressionnante cette relecture. Merci aussi Densité, décodage…

  3. Jea Says:

    Impressionnante cette relecture. Merci aussi. Densité, décodage…

  4. Feuilly Says:

    Fuir pour mieux renaître, pour que la « présence » des absents ne soit pas trop lourde à supporter, pour que le passé ne vous étouffe pas. En un mot, pour ne pas vivre uniquement de souvenirs


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